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22 Mars 2024 | Giuseppe Tomasi di Lampedusa,

La pluie était venue





« La pluie était venue, la pluie était repartie ; et le soleil était remonté sur son trône comme un roi absolu qui, éloigné durant une semaine par les barricades de ses sujets, revient régner courroucé mais réfréné par des chartes constitutionnelles. La chaleur redonnait des forces sans brûler, la lumière était autoritaire mais laissait survivre les couleurs, et de la terre la menthe et le trèfle repoussaient prudemment, sur les visages des espoirs méfiants.

Don Fabrizio en compagnie de Teresina et d'Arguto, les chiens, et de don Ciccio Tumeo, son suivant, passait de longues heures à la chasse, de l'aube à l'après-midi. La peine était hors de proportion avec les résultats, parce que même pour les meilleures tireurs il est difficile d'atteindre une cible qui n'est presque jamais là, et c'était déjà beaucoup si le Prince en rentrant pouvait faire porter à la cuisine deux perdrix, de même que don Ciccio s'estimait heureux s'il pouvait le soir jeter sur la table un lapin sauvage, qui d'ailleurs était ipso facto promu au grade de lièvre, comme on fait chez nous.

Une abondance de butin eût été d'autre part pour le Prince une satisfaction secondaire ; le plaisir des jours de chasse, subdivisé en plusieurs menus épisodes, résidait ailleurs. Cela commençait par le rasage dans la chambre encore sombre, à la lumière d'une bougie qui rendait ses gestes emphatiques sur le plafond aux architectures peintes ; il s'aiguisait au moment de traverser les salons endormis, et d'éviter à la lumière vacillante les tables avec les cartes à jouer en désordre au milieu des jetons et des verres vides avant d'apercevoir parmi elles le valet d'épée qui lui adressait un salut viril. Venait ensuite la traversée du jardin immobile sous la lumière grise dans laquelle les oiseaux les plus matinaux lissaient leurs plumes pour en chasser la rosée ; le comble était enfin de se glisser par la petite porte envahie de lierre ; de fuir, en somme. Une fois sur la route, toute innocente encore aux premières lueurs, il retrouvait don Ciccio souriant sous sa moustache jaunie alors qu'il pestait affectueusement contre les chiens ; dans l'attente, leurs muscles frémissaient sous le velours du poil. Vénus brillait, chair de grain de raisin sans peau, transparente et humide, et on croyait déjà entendre le grondement du char solaire qui remontait la pente sous l'horizon ; on rencontrait bientôt les premiers troupeaux qui avançaient, engourdis, comme les flots des marées, guidés à coups de pierre par des bergers chaussés de peaux ; leurs laines devenaient soyeuses et rosissaient sous les premiers rayons ; il fallait ensuite trancher des litiges obscurs de préséance entre chiens de troupeaux et braques susceptibles, et après cet intermède assourdissant on tournait pour monter une pente et on se trouvait dans le silence immémorial de la Sicile pastorale. On était aussitôt loin de tout, dans l'espace et encore plus dans le temps. Donnafugata avec son palais et ses nouveaux riches était à deux milles à peine mais elle semblait ternie dans le souvenir comme ces paysages que l'on entrevoit parfois au débouché lointain d'un tunnel ferroviaire ; ses peines et son luxe paraissaient encore plus insignifiants que s'ils avaient appartenu au passé, car, en comparaison de l'immutabilité de ces contrées reculées, ils semblaient faire partir du futur, provenir non de la pierre et de la chair mais du tissu d'un avenir rêvé, être extraits d'une Utopie imaginée par un Platon rustique et qui, en raison du moindre accident, aurait pu se manifester sous des formes tout à fait différentes et même ne pas exister ; dépourvus ainsi du peu de charge énergétique que chaque chose passée continue à posséder, ils ne pouvaient plus causer de soucis. »

Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958.
Traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro.




Source : https://fr.aljinane.org/blog/i/79068898/la-pluie-e...


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